vendredi 5 avril 2013

E comme... Enfants trouvés

En 1811, pour lutter contre un véritable fléau, celui de l'abandon du nouveau-né, les autorités décidèrent de créer un "tour" pour recevoir les enfants trouvés.
Le tour était une sorte de cylindre inséré dans la façade d'un couvent ou d'une administration, lorsqu'un coup de sonnette avertissait un préposé qu'on voulait y déposer un enfant, celui-ci lui faisait faire un demi-tour, le nouveau-né était alors placé dans le cylindre, un second coup de sonnette prévenait le préposé qu'il pouvait en "prendre livraison", terme dur mais tellement représentatif de l'acte posé. L'enfant y était le plus souvent définitivement abandonné avec le secret espoir d'une vie décente que sa mère légitime ne pouvait lui offrir.
Le "tour" de Tournai, conservé aujourd'hui au Musée de Folklore

L'histoire des enfants trouvés à Tournai est relativement bien connue ; plusieurs historiens locaux se sont penchés sur elle. 

Pratiquée de tous temps, l'exposition des enfants a été punie jusqu'au XVIIIe siècle.  Hoverlant (avocat et juge de paix tournaisien, connu pour l'énorme ouvrage qu'il a légué, intitulé "Essai chronologique pour servir à l'histoire de Tournai" de Jules César au XVIIIe siècle, en 114 volumes !) nous a laissé le souvenir notamment d'un arrêt du Parlement de Tournai, daté du 22 novembre 1683, portant condamnation au fouet et au bannissement pour trois ans, d'une fille de Lille reconnue coupable du crime d'exposition, et l'on sait que le Magistrat de Tournai et les prévôts jurés, par ordonnance du 30 juillet 1753 et du 27 août 1761, décrétèrent que quiconque abandonnerait ses enfants serait "poursuivi extraordinairement, et puni de la peine infamante édictée par les lois criminelles (le fouet et la marque)".

A Tournai, sous l'ancien régime, les enfants abandonnés ou exposés étaient à la charge de la ville (aidée par de nombreuses fondations charitables) sous la régie et l'inspection immédiate du Bureau de Pauvreté générale.  A la fin du XVIIIe siècle, durant les premières années de la seconde occupation française, la situation se détériora un peu partout dans notre pays suite aux bouleversements que celui-ci eut à subir dans de multiples domaines, et les "Enfants naturels de la Patrie" comme on les appelait alors eurent grandement à pâtir des événements.  En 1795, les femmes chargées de l'entretien de ces enfants se portèrent par deux fois, en foule, devant la Municipalité de Tournai menaçant de venir y déposer leurs nourrissons si on ne leur procurait pas du pain.

Le 7 octobre 1796, furent instituées enfin des Commissions administratives pour les hôpitaux civils, et, en 1797 (le 10 mars), les Bureaux de Bienfaisance.  Celui de Tournai fut mis en place le 30 janvier 1798 ; il tenait ses assises à l'ancienne Chambre de commerce et des métiers, face au Beffroi.

Le 1er Messidor An IX (20 juin 1801), la Commission des hospices civils de Tournai prenait en charge les orphelins et les enfants trouvés ou abandonnés, pour lesquels elle ouvrait, le 21 mai 1802, un refuge à la rue des Récollets, dans un bâtiment assez insalubre qui avait abrité au XVIIe siècle les enfants sans famille.  Malgré les efforts déployés par le Conseil municipal pour prévenir les expositions et les abandons d'enfants, ceux-ci atteignaient une moyenne de 60 individus par année, et les cas malheureux se multipliaient, témoins ces deux fais rapportés par Hoverlant :

« Les gardes de police trouvent au faubourg de Saint-Martin une femme gelée donnant le sein à son enfant, et deux orphelines trouvées saisies et mortes de froid, au refuge des enfants nourris par la ville ».

« Dans la nuit du 17 au 18 février 1811, les gardes de police trouvent, près de la rue des Filles Dieu, un enfant nouvellement né et en partie dévoré par les chiens ».


Le 12 mai 1810, sur ordre du Gouvernement français, le Préfet Pierre Charles De Coninck envoya à tous les maires du Département de Jemappes un questionnaire sur les enfants trouvés et abandonnés.  Ce questionnaire ne faisait que préparer le décret impérial du 19 janvier 1811 traitant des enfants dont l’éducation était confiée à la charité publique ; l’article trois dudit décrét portait :

« Dans chaque hospice destiné à recevoir des enfants trouvés,
il y aura un tour où ils devront être exposés »

Les tours n’étaient pas une création napoléonienne.  On en rencontre déjà au XIIe siècle, à l’Hôtel-Dieu de Marseille, par exemple, où l’on recevait les enfants « en la fenestre acoustumée ».  Le Département du Nord en possédait un en 1806, mais avant 1811 ils étaient rares.  Après cette date, 259 tours furent ouvert dans l’Empire français.  On pensait ainsi par ce moyen favoriser le secret de l’abandon des enfants, et prévenir également infanticides et avortements.

Suite à un décret du Préfet du Département de Jemappes daté du 30 novembre 1811, un tour est installé dans la rue Saint-Martin, à l’entrée du porche monumental de l’Hôtel-de-ville, où seraient déposés les enfants trouvés.  Un agent nommé par la Municipalité était chargé de recueillir les enfants qu’on y déposerait.  Un procès-verbal était alors dressé, puis consigné dans de gros registres, indiquant le jour et l’heure (habituellement le soir) de l’exposition, les nom et prénom donnés à l’enfant, son âge apparent, la description de ses vêtements et, éventuellement, les marques distinctives dont il était porteur.

L’examen de ces registres – que l’on ne consulte pas sans émotion – est très révélateur.  A travers la sécheresse des constats et des formalités légales, ce sont souvent des situations dramatiques qui apparaissent et un état de misère dont on peut difficilement se faire une idée aujourd’hui.  Comment rester insensible, par exemple, à ce billet épinglé à la doublure de la veste d’un petit garçon trouvé « au pied du tour », le 21 octobre 1822 et qui fut appelé Emile APOLLODORE.

Compte tenu de leur intérêt, il ne sera donc pas inutile de relever les renseignements que nous livrent, directement ou indirectement, les dits registres.

Le choix des nom et prénom imposés aux enfants trouvés revenait à l’officier d’état-civil.

Il y aurait toute une étude à faire sur le choix des noms et prénoms dont on affublait – l’expression n’est pas trop forte – les pauvres créatures déposées dans le tour.  Ces noms, souvent ridicules, devaient marquer les enfants pour leur vie et révéler par leur étrangeté même le secret de leur naissance.  Auriez-vous aimé qu’on vous appelât : Onésime ALCITHOË, Euphémie TRIGALISSE, Euphrasie MULCIBE, Sidonie PODALIZE, Zélie TRICEPHAL, Léocadie MEGISTO, Isabelle MINOTAURE, Polène OLPHANIE, Lactance ARTABAN, Albin CERUTIN, Alexandre RUMINAL, Polonie ATERGATIS, etc… ?

A lire, suivant l’ordre chronologique des consignations, les noms donnés aux enfants déposés dans le tour, on a l’impression que les employés de l’état-civil ont dû s’inspirer successivement : d’un ouvrage de mythologie grecque, d’une histoire de l’Empire romain (Trajan, Dioclétien, Othon, Vespasien, etc… défilent à tour de rôle), et d’un atlas de géographie (Bristol, Tarbes, Chambord, Gap, Orénoque, Mexico, Bagdad, Liban, Congo, etc…)

Lorsque les personnes qui ont déposé l’enfant dans le tour ont indiqué elles-mêmes – habituellement par un billet glissé dans les langes – le nom du petit être qu’elles confiaient à la Bienfaisance publique, les employés de l’état-civil n’adoptaient jamais ce nom, pour ne pas sanctionner sans doute des paternités qui pouvaient être aléatoires.  Par contre, les prénoms ont été habituellement conservés, mais uniquement avant 1824.

Un enfant trouvé sur quatre portait un signe de reconnaissance.  Peut-être peut-on y voir un indice permettant de supposer que certains parents au moins espéraient un jour pouvoir reprendre leur enfant.  Cela ne fut le cas qu’une fois sur vingt.  Les signes de reconnaissance se présentent de manière diverse : ce sont ou bien des billets manuscrits, ou bien de menus objets permettant de l’identifier (morceau de papier ou de cartes à jouer coupés en triangle ou en zigzag, rubans, mouchoirs ou colliers de perle).

Plusieurs enfants trouvés à Tournai ont connu dans la suite une certaine célébrité : le sculpteur et homme de lettres Eugène EREBE et, sur le plan populaire, Alexis SARAGOSSE.
Les enfants trouvés étaient confiés à des « pères et mères nourriciers » qui y voyaient surtout, il faut bien le dire – mais peut-on vraiment leur en faire grief en ces périodes de grande misère ? – l’occasion d’un gain supplémentaire.  Cette pratique était ancienne et prêtait, on le devine, à de nombreux abus.
Outre la ville même de Tournai, les localités qui accueillaient les enfants trouvés étaient principalement : Rumes, Taintignies, Vaulx et Esplechin.
Le nombre de décès survenus avant l’âge d’un an chez les enfants trouvés, est largement supérieur à la moyenne.  Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur les causes de ces décès répétés.  Le manque de soins, le manque d’hygiène surtout y entrent pour beaucoup, que ce soit en matière d’alimentation (biberons primitifs notamment où un morceau de tissu remplace la tétine aseptisée d’aujourd’hui) ou que ce soit en matière d’environnement (absence de fosses d’aisance, égouts à ciel ouvert, voirie pratiquement inexistante), le tout broché sur une misère noire qui a pu faire parler d’une véritable « inégalité devant la mort ».


Le 6 novembre 1822, parut un arrêté royal qui devait avoir de graves conséquences sur le sort des tours dans notre pays, car il faisait retomber la charge de l’entretien des enfants trouvés (qu’avait assumée jusqu’à l’époque l’Etat) sur les communes et les hospices fondés dans ce but, quitte à avoir recours, en cas d’insuffisance, à un subside provincial.  Or cette charge était importante et cela pesa lourdement sur les finances communales.  Finalement, en 1835, un arrêté de la Régence, supprima le tour de l’hospice Notre-Dame, mais il était prévu que la ville continuerait à recevoir dans un local approprié les enfants trouvés sur le territoire de la commune.  A partir de cette date, le nombre des enfants trouvés décrut dans des proportions très sensibles à Tournai.


 (source : Les « enfants trouvés » à Tournai dans la première moitié du XIXe siècle, par A. MILET)


3 commentaires:

  1. Très intéressant ! il y a quelques semaines sur Arte, l'émission Le blogueur traitait du sujet "Enfants de personne ?" et décrivait le système en vigueur en Allemagne des "Boites à bébés"
    Voici le lien si la curiosité vous emmène http://www.arte.tv/sites/fr/leblogueur/2013/03/17/cette-semaine-enfants-de-personne/

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  2. Article passionnant, merci ! Suivant les départements ou les communes, les noms et prénoms pouvaient être donnés en effet en respectant certaines règles : ordre alphabétique, noms de villes et villages pour le patronyme, inspiration diverse (dont la mythologie...). Je vais essayer de voir moi aussi le reportage sur Arte.

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  3. Très bon article! Le musée où est tirée la photo c est celui de Tournai; l ancien Musée du Folklore Son nouveau Conservateur( qui s occupe aussi du Patrimoine des Cimetières , monsieur Jacky Legge ) fait découvrir de nombreuses nouveautés. On peut ce musée, non loin de la Grand Place de Tournai; visiter en famille, avec des amis , avec ses petits amis de classe et son instit, avec ses grands-parents,etc...On peut y travailler beaucoup de pistes pédagogiques pour aborder l Histoire . Nous l avions fait souvent avec une classe de Maternelle, du temps de Lucien Jardez et ce, à plusieurs reprises notamment pour les jouets anciens afin de préparer la venue de saint Nicolas dans notre Ecole Solaire; poupées, toupies, etc...Riche expérience :)

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